LE PONT…
d’après une légende régionale
Il y a longtemps, très longtemps, à une époque où les loups infestaient encore les forêts vosgiennes, André, le fils d’un négociant aisé d’un gros bourg de la région, décida d’effectuer une promenade à cheval et, par la même occasion, rendre visite à un camarade d’un village voisin.
Comme André vivait avec ses parents dans le faubourg du village, en bordure de rivière, il décida de longer celle-ci de façon à éviter route et chemin.
Malgré le ciel couvert, cet après-midi d’automne était très agréable. Il galopait donc joyeusement et fut bientôt arrêté par un ruisseau qui lui barrait le passage pour se jeter dans la rivière qui coulait en bas du hameau tout proche.
Gonflé par les pluies incessantes des derniers jours, le ruisseau était devenu trop large et trop profond pour être franchi à gué.
Il fallait donc emprunter le pont de pierre qui se présentait à courte distance, en amont.
Comme il allait utiliser ce passage, il aperçut un peu plus loin, quelques personnes, des bûcherons sans doute qui coupaient du bois et entretenaient un grand feu. Curieux et désœuvré, peut-être en présence de connaissances, il décida d’aller les saluer. En s’approchant, il constata qu’il s’agissait vraisemblablement d’une famille. Un homme, le père sans doute, était occupé à abattre un sapin à la hache. Une femme, peut-être l’épouse, jetait sur un grand feu des branches que lui apportait une jeune fille.
Enfin, plus proche d’André, une autre jeune fille mettait en tas les plus grosses branches d’un sapin.
Elle arrêta son travail et regarda le jeune homme s’approcher « C’est un travail bien pénible, pour une jeune fille ! » Crut-il bon de lui lancer. Il ne put en dire davantage. Sous une chevelure d’or, de grands yeux bleu clair, dans un visage aux traits fins et à l’ovale parfait le contemplaient, l’hypnotisaient, le paralysaient. Jamais il n’avait eu une telle impression. Il se ressaisit et… présenta un léger sourire.
Ne sachant qu’ajouter, il se dirigea vers les autres personnes. Cette jeune fille ! L’avait-il déjà vue ? En avait-il déjà rêvée ? Tout à ses pensées, il fut brusquement arrêté par les cris du père, qui, sans le regarder, par de grands gestes, indiquait aux deux femmes d’activer le feu en remuant les branches, manifestant ainsi sa volonté du travail bien fait, sans dérangement inutile… Il comprit et rebroussa chemin. Comme il allait repasser près de la jeune fille, il prit soudain une décision folle. Une décision qui l’étonnait et qui en même temps l’envahissait.
Il se pencha sur l’encolure du cheval et souffla à la jeune fille qui le regardait : « Ce soir à 9h, sur le pont devant moi ! » La silhouette féerique ne répondit pas, mais par son regard profond et par l’absence d’étonnement qu’elle manifesta, il acquit la certitude qu’elle viendrait. Il n’avait plus goût à la promenade. Il décida de rentrer. Sur le chemin du retour il ne cessait de penser : « Mais qu’est-ce qui m’a pris ? Qu’est ce que… » Le repas du soir fut bref. Jamais il n’avait passé autant de temps à se préparer.
A vingt heures trente, alors que la lune éclairait la campagne de tout son plein, il enfourcha Valoise et partit, le cerveau en ébullition. Comme il arrivait au ruisseau et commençait à le remonter, sa jument devint nerveuse ; elle secoua la tête en émettant de brefs hennissements. Il pratiquait les chevaux depuis suffisamment longtemps pour savoir que ceux-ci pressentent le moindre danger. Il arrêta donc sa monture et observa autour de lui… Les loups ? Des chevreuils ? Tout était calme, silencieux. Un léger coup de talon força la bête à continuer. Pourtant la jument manifestait une nervosité grandissante. Le jeune homme percevait des frémissements de plus en plus prononcés. Il s’arrêta encore pour calmer sa monture en lui caressant l’encolure. Il n’était pas loin du pont. Il sauta donc à terre et continua son chemin en tenant son cheval par la bride. Lorsqu’il l’attacha à un saule pour continuer seul son chemin, la jument piétinait le sol en poussant de brefs gémissements. André dût la caresser encore et lui parler doucement pour la calmer. Mais de quoi avait-elle peur ? Qu’avait-elle vu ? Que sentait-elle ? Enfin, le garçon s’engagea sur le pont. A l’autre extrémité une ombre apparut. Une ombre ou deux ? Il était difficile dans le feuillage épais de distinguer… Etait- ce-elle ? Et puis, brusquement, la lune jusqu’alors voilée par les nuages éclaira la silhouette, c’était-elle ! Elle s’avançait lentement en se retournant fréquemment pour regarder derrière elle, comme affolée. André se précipita : « Que craignez-vous ? Qui vous poursuit ? » Elle ne répondit pas mais indiqua de la main un gros chêne à l’entrée du pont.
Dans les branches basses de l’arbre, André crut distinguer une forme humaine qui se blottissait contre le tronc. Ebloui par la lune, il se déplaça pour mieux voir, en tournant le dos à la jeune fille. A ce moment Valoise poussa un fort hennissement qui ressemblait à un appel, en levant les pattes avant. Le jeune homme se retourna, on touchait à son cheval ! C’est alors qu’il se sentit violemment poussé dans le dos, si violemment, qu’il passa par-dessus le parapet du pont et tomba dans le ruisseau. Il se raccrocha à une branche qui pendait dans l’eau et poussa un cri : « Qui m’a poussé ? » Il regarda le pont qui le surplombait. La jeune fille était seule. Immobile, les bras écartés, appuyés sur le parapet, elle le contemplait. Et lentement, lentement elle se transformait…
Ses cheveux, ses beaux cheveux blonds devenaient gris ! Ses beaux yeux clairs devenaient gris ! Son visage à l’ovale parfait devenait pointu ! Sa bouche, si délicate, si fine, s’élargissait, s’élargissait pour s’ouvrir sur d’horribles dents pointues et laisser s’échapper un rire sinistre et méchant : hi, hi, hi….
Stupéfié, horrifié, comprenant qu’il avait été trompé, à demi asphyxié par l’eau boueuse qui inondait son visage, le jeune homme lâcha la branche à laquelle il se raccrochait. Emporté par le courant il fut roulé jusqu’à la rivière où il disparut dans un grand tourbillon.
Sur l’étroit chemin qui conduit au pont, une jeune fille regagnait sa maison située en bas de la côte qui porte le nom d’une sainte, en poussant son rire sinistre, pendant qu’une pauvre jument affolée, appelait son maître. Le lendemain matin, son fils n’étant pas rentré, le père d’André légèrement inquiet partit « Aux renseignements » à cheval. Les traces de Valoise le conduisirent facilement jusqu’au pont pour disparaître dans un énorme piétinement. Que s’était-il passé ? Il appela… Il appela… Son fils d’abord, puis la jument. Il fit de longs cercles concentriques autour du pont en appelant et en scrutant le sol. Enfin il décida de partir aux nouvelles, dans les villages des environs.
Il interrogea toutes les personnes rencontrées, et n’obtint pas le moindre indice. Il passa son après-midi dans les bois supposant un accident, mais rien ! Le soir tombait, il fallait abandonner. Envahi par un sombre pressentiment, il revint sur le pont. Que s’était-il passé ? Où était son fils ? Rempli d’angoisse, il prit le chemin du retour. Il se retourna. Dans l’ombre, le pont s’étendait comme un long serpent sournois sous les grands sapins. « Maudit pont, cria-t-il le poing levé, tu as tout vu et ne dis rien ! C’est le malin que tu as vu ! Le malin que tu as servi ! »
Maudit pont ! Pont maudit !
On baptisa le pont d’après cette légende.
Si vous passez un soir de grand vent, en bas du hameau qui domine la rivière regardez vers la forêt les grands sapins qui se balancent. Regardez et écoutez les grandes cimes qui jouent avec le ciel dans des sifflements bizarres qui ressemblent à des chuchotements.
Ecoutez, écoutez bien ! Peut-être que dans ces chuchotements, vous reconnaitrez les hennissements lointains d’une pauvre jument abandonnée … Ou peut-être les rires étouffés et diaboliques du Malin … Admirez la danse majestueuse des sapins, écoutez la douce chanson du vent dans les branches. Et puis… Prenez le temps de rêver.
Marc ABRIET
Une clé de lecture de la rédaction :
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Site mis à jour le 26 septembre 2024